jeudi 3 décembre 2009

Eric Elmosnino, un homme à fables

Interview réalisée dans le cadre de l'exercice de fin d'année de l'IPJ : réalisation d'un GQ fictif mais complet. Voir l'article en PDF.

L’acteur arpentait surtout les planches, Joann Sfar l’a choisi pour incarner Serge Gainsbourg dans son premier film. Une affaire de ressemblance, peut-être ; une affaire de présence, plus sûrement. "Gainsbourg, vie héroïque" sort le 20 janvier. Début d’une nouvelle vie pour Eric Elmosnino. Vie fantastique ?

Texte et photos par Marine Bedaux et Sibylle Laurent

Il est assis derrière son café décaféiné crème. Eric Elmosnino a les yeux amusés, la voix grave et nonchalante pendue à la cigarette. Il a un air de Gainsbourg, mais pas tant que ça. C’est peut-être la barbe de trois jours, les cheveux qui s’envolent ou ce regard vaguement ailleurs. Il a le sourire facile, ne la joue pas intello. Bref, il a un air surtout à lui. Théâtreux connu et reconnu, formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, Eric Elmosnino a écumé les scènes locales et nationales pendant plus de 20 ans. Il a joué les plus grands – Shakespare, Molière, Musset – comme les auteurs moins familiers du grand public : Edward Bond, Bernard Bloch, Serge Valletti. Le cinéma, il y a aussi mis les pieds ; mais en passant, dans les seconds rôles. Propulsé aujourd’hui en tête d’affiche pour incarner l’icône écorchée de la chanson française, il dit découvrir ce monde qu’il ne connaît finalement pas. C’est l’histoire d’un homme qui part, impatient, à la découverte d’un « nouveau monde » ; qui va encore dans tous les sens, qui n’est pas avare de ses mots, mais les veut définitivement légers, « sinon ça conduit à des préceptes ridicules». C’est l’histoire d’un homme qui va bientôt être célèbre. Bientôt, on ne dira plus, Eric qui ? Mais Eric Elmosnino, l’homme à la tête de Gainsbourg.

GQ : Eric Elmosnino, vous avez arpenté les planches pendant plus de 20 ans. Est-ce ce côté « théâtral » qui a intéressé Joann Sfar ?
EE : Le côté théâtral, je ne sais pas. Au début, Joann Sfar voulait faire jouer le rôle de Gainsbourg à Charlotte. Mais pour je ne sais quelles raisons, cela n’a pas marché. Ce premier échec l’avait déprimé et il lui fallait repartir sur d’autres idées. Cela ne l’enchantait pas. On a pris rendez-vous au café de la Paix. Il m’a dit qu’il voulait faire un film sur Gainsbourg. Il m’a demandé si j’étais un peu fan, je lui ai dit non ; si j’étais musicien, je lui ai dit non ; si je savais chanter, j’ai dit non. Il a dit okay, super et il m’a passé un scénario en me demandant si je voulais bien passer des essais. Je l’ai lu pour voir si cela faisait envie et j’ai tout de suite dit oui.

GQ : Vous dîtes que vous n’étiez pas « fan plus que ça » de Gainsbourg. Qu’est-ce qui vous a convaincu dans le scénario ?
EE : Que ce soit clair, le Gainsbourg du scénario n’est pas le vrai. C’est un personnage inventé. Évidemment, il y a des ressemblances ; on s’est arrangé pour qu’il y ait des similitudes physiques, des similitudes d’attitudes, des similitudes historiques. Mais, j’ai ressenti cela plus comme un rêve, un fantasme, celui de Joann Sfar. C’est ça qui m’a plu, c’est ça qui m’a fait marrer et c’est ça qui a fait que c’était assez beau.

GQ : Avez-vous retrouvé dans le film l’univers de Joann Sfar que vous aviez connu dans ses BD?
EE : Oui, je crois. Je ne suis pas non plus un grand connaisseur de Sfar, mais il y a quelque chose de décalé dans son film, avec des personnages un peu oniriques qui le traversaient ; il y avait aussi des choses très enfantines, très naïves ; des choses assez belles. Je crois que ce sera surtout un film mélancolique.

GQ : Dans ce film, le fait que le metteur en scène soit un auteur de bandes dessinées change-t-il quelque chose ?
EE : La seule chose spécifique que je retiens, c’est que lorsque Joann Sfar avait besoin de donner des indications précises, que ce soit pour la costumière ou le chef opérateur, il faisait des dessins : des attitudes, des costumes... On voyait assez vite ce qu’il voulait. Il a un vrai rapport à l’image. Moi, à l’inverse, j’ai davantage un rapport au texte. Et puis, c’était joli, le regard qu’il avait. Un regard extrêmement naïf sur les acteurs. Il ne savait pas vraiment comment ça marchait mais il pige vite, ce mec est très doué.

GQ : Parlez-nous de l’ambiance sur le plateau. Comment se sont passées vos relations avec vos partenaires ?
EE : Très mal. J’étais insupportable. (Rires) En fait, la vie de Gainsbourg fonctionne en miroir par rapport aux femmes qu’il rencontre. Du coup, sur le plateau, c’était comme si j’accueillais les actrices chez moi, les unes après les autres [Laetitia Casta, Lucy Gordon, Anna Mouglalis...]. C’était très agréable de les voir arriver à chaque fois. J’étais très content, comme un enfant gâté.

GQ : Sfar dit que vous n’avez pas cherché l’imitation, que vous avez inventé votre Gainsbourg.
EE : Ce n’est pas une question d’inventer, c’est plutôt une question d’incarner. J’ai donné quelques signes de Gainsbourg, mais j’ai toujours essayé d’incarner une personne. Cette personne-là part quand même de moi, mais au fond, c’est comme un va-et-vient entre lui, moi et Joann. Je campais presque un personnage à trois têtes. Je ne sais pas si cela sera concluant à l’arrivée, mais j’aime bien l’idée qu’on laisse un espace d’interprétation aux gens ; et ne pas faire une performance, une parade où tu en prends plein la gueule.

GQ : Qu’avez-vous repris de Gainsbourg ?
EE : J’ai surtout repris les attitudes, le côté dandy que je n’ai pas, le regard un peu en biais, le menton plus levé et des petites choses sur la voix que j’ai repéré en l’écoutant chanter.

GQ : Vous êtes devenu fumeur à cause de lui ?
EE : Malheureusement, je me suis remis à fumer. C’est mon fils qui n’est pas content.

GQ : Quelle était auparavant votre image de Gainsbourg ?
EE : J’avais un peu la même image que tout le monde : les frasques télévisuelles, le billet, Withney Houston... Ce n’était pas quelque chose qui me touchait. Comme je ne connaissais pas bien ses chansons, je restais dans une image superficielle. Maintenant, quand je l’écoute, non plus pour le travail mais pour le plaisir, je trouve ça génial. J’ai découvert Melody Nelson et plein d’autres chansons superbes. En m’approchant du texte, j’ai découvert le grand artiste. Ca me touche beaucoup plus.

GQ : Vous avez pu rencontrer la famille Gainsbourg ?
EE : Non, cela ne s’est pas fait. Personne ne s’est manifesté. J’ai donc travaillé de mon côté. Quand le film sortira, on va sans doute leur demander ce qu’ils en pensent – s’ils vont le voir, après tout, je n’en sais rien. J’imagine que quand on a vécu avec quelqu’un pendant des années, tout ça, c’est un peu sensible. C’est normal.

GQ : Appréhendez-vous la sortie du film ?
EE : On va en entendre de toutes les couleurs. J’ai l’impression que chacun a son Gainsbourg. Certains vont dire « ah non, ce n’est pas le Gainsbourg que je connais »... Maintenant, j’en donne une interprétation. C’est comme jouer un personnage classique au théâtre. Si tu joues le Misanthrope ou Cyrano, tu en donnes ta vision… Sur Gainsbourg, il y a forcément des contraintes, on ne peut pas complètement inventer. Il y a certaines limites, mais ces limites sont intéressantes.

GQ : En parlant de contraintes, comment avez-vous préparé ce rôle ?
EE : Pour ce film, j’ai eu du temps, j’ai été prévenu longtemps à l’avance. J’ai plutôt tendance à ne rien faire avant, à me laisser vagabonder. Je ne rentre pas dans un processus de travail, mais je sens que ça travaille quand même. Rien que le fait d’y penser, de prendre le scénario de temps en temps, de le laisser, le reprendre... Comme une période de gestation. Ensuite, il faut aussi espérer que ça sorte le jour où cela doit sortir.

GQ : Vous avez peur ?
EE : La peur c’est ton partenaire permanent, que ce soit au cinéma ou au théâtre. Au cinéma, on peut recommencer, mais si le truc n’est pas là, tu peux bien faire 45 prises, ça ne marchera pas plus. La peur est là. Il faut arriver à sortir quelque chose qui serait juste, qui puisse exister.

GQ : Avez-vous connu des blocages sur le film ?
EE : Il y a toujours des scènes qui font plus ou moins peur. Entre 30 et 55 ans, Gainsbourg n’est presque pas le même personnage, c’est comme si j’avais joué plusieurs rôles. J’ai été aidé par le physique. On travaillait pas mal la figure - 5h de maquillage - et j’ai cherché comment le mec s’était un peu transformé, comment tout ça s’était un peu cassé, j’essayais de retrouver les sensations.

GQ : On vous avait déjà dit avant que vous ressembliez à Gainsbourg ?
EE : Ma frangine me l’avait déjà dit. C’était la seule. Mais sur le tournage, j’avais quand même des prothèses pour me décoller les oreilles ainsi qu’une prothèse sur le nez.

GQ : Le costume aide mais comment rend-on la réalité du personnage ?
EE : Pour moi, l’important est d’être dans le présent. Au théâtre, une fois que tu es entré sur scène, tu attrapes le fil, tu le déroules et tu ne le lâches plus jusqu’à la fin. C’est donc différent tous les soirs. Au cinéma, il faut à chaque fois rattraper le fil, car entre chaque prise, il se recoupe. A chaque fois, il faut retrouver l’impression d’être dans le présent sur 30 ou 40 secondes. Il faut réussir à retrouver ces petits moments de vérité.

GQ : On dit souvent qu’au théâtre il y a un lien qui se crée avec le public. Vous n’avez pas peur que ce lien disparaisse avec le cinéma ?
EE : Disparaître ? Bien sûr que non. Évidemment, quand tu es sur scène devant 800 personnes, tu as la conscience de cela, tu es bien obligé de jouer avec. Au cinéma, c’est pareil. Même si c’est devant une équipe de quinze personnes, tu sens bien quand il se passe quelque chose, que la densité de l’air change. Cela peut être sur le rire ou l’émotion, tu joues toujours devant quelqu’un. Je ressens cela.

GQ : Au cinéma, vous êtes plutôt seconds rôles. Avec ce rôle-titre, vous faites un énorme saut dans le vide…
EE : C’est vrai qu’on ne me voit jamais dans les bandes annonces ! J’ai tourné dans des films de copains comme Dupontel, Podalydès ou Bourdieu. On se retrouvait autour de projets qui nous tenaient à cœur. Effectivement, je me rends bien compte qu’il y a quelque chose qui change. Forcément, mon nom va être associé à Gainsbourg. Maintenant quand on dira Elmosnino, les gens ne diront plus : Quoi ? Qui ? Qu’est ce qu’il a fait ? Mais par contre, ça met un éclairage sur mon nom. Dans tous les cas, je sais que je vais continuer à faire du théâtre et si ce film m’ouvre aussi d’autres portes, je serai content. Je suis très preneur. Le but, c’est d’avoir le choix.

GQ : N’avez-vous pas peur du côté « bling-bling » du cinéma ?
EE : Le « bling-bling », les paillettes, c’est ce qu’il y a autour, ce n’est pas le travail que tu fais.

GQ : Il y a quand même une énorme machine de com’ qui va se mettre en branle. N’est-ce pas un peu le sale côté du cinéma ?
EE : Je ne suis pas blasé là-dessus. C’est un truc que je n’ai jamais fait, donc je suis curieux de voir comment cela se passe. C’est comme une deuxième vie de faire un film comme celui-là. Je suis tout à fait prêt à vivre ce moment. Après coup, je dirai peut-être « non mais c’est trop pénible, c’est trop chiant» ; mais je ne veux pas me faire d’idées. On verra bien.

GQ : En attendant, vous venez de finir de jouer Rabelais pour un téléfilm de France 2. Ca y est, vous êtes condamné aux biopics ?
EE : Je ne me spécialise pas dans les biopics, ça s’est trouvé comme ça. Mais je trouve formidable que France Télévisions mette de l’argent sur la table pour financer ce genre de projet qui ouvre à la littérature. On entend souvent dire que les gens n’aiment que Julie Lescaut. Évidemment, si on ne leur donne que ça ! Mais montrez-leur autre chose, vous allez voir. Vous savez, les salles de théâtre sont pleines. Les gens n’ont pas tous fait bac + 12 pour aller voir ces spectacles. Il n’y a rien d’intello. C’est juste qu’il y a des grands artistes, des grands metteurs en scène qui font des beaux spectacles. Et moi, je suis fier de travailler avec ces gens-là.

GQ : On a cependant l’impression que la parole est plus libre au théâtre qu’au cinéma…
EE : Je crois. Tu peux y monter les textes que tu veux ; il faut cependant faire attention de ne pas être dans l’unique volonté de choquer et qu’il y ait quelque chose d’intéressant derrière. Il y a encore des auteurs qui poussent loin l’analyse de ce qu’est l’humanité et l’être humain. Quelque chose qu’on ne voit pas à la télé.

GQ : En parlant de télévision, on se souvient des frasques de Gainsbourg, était-il le fruit d’une époque?
EE : Je crois qu’il faut dissocier l’œuvre de ce qu’il est lui. D’un côté, il y a son art qui est extrêmement intemporel ; de l’autre, il y a la personne que l’on voyait à la télévision. C’est différent. De même, un type comme Coluche a amené une parole plus vraie, plus honnête, plus provocatrice. Il a été important pour les années 80.

GQ : Croyez-vous qu’à une période formatée comme la nôtre, ils auraient pu avoir la même production ?
EE : L’époque a changé ; c’est vrai. Mais j’ai tendance à croire que les personnalités qu’ils étaient, avec le talent qu’ils avaient, seraient les mêmes à toutes les époques. Ils étaient de grands artistes, tout simplement.

GQ : Ce n’est peut-être pas anodin qu’à l’époque actuelle, plus politiquement correcte, de telles figures de rebelles soient érigées en icône…
EE : Sûrement. C’étaient des soupapes. Je suis sûr que cela libérait plein de choses chez les gens qui les regardaient. Soit par le rire pour Coluche, soit par l’émotion et la provocation pour Gainsbourg.

GQ : Cela passerait moins maintenant ?
EE : Peut-être. Vous voulez dire qu’on est en train de revenir à une espèce de conservatisme et de puritanisme ? C’est vrai.

GQ : Vous verriez une figure de rebelle à l’époque actuelle?
EE : Marc Lavoine ? (Rires) Ah, j’écroule d’un coup tout le raisonnement que j’ai construit ! Gainsbourg et Marc Lavoine ! Non, sans rire, il existe sûrement des gens comme ça. Serge Gainsbourg, c’était plus qu’une figure de rebelle. Je ne sais pas comment, il arrivait toujours à garder quelque chose de beau. Je crois que c’était quelqu’un de fondamentalement honnête. C’est cela qu’on sentait : parfois il était complètement à nu. Et quand des gens offrent ainsi leur fragilité, cela leur donne au fond une grande force. Je crois que les gens sentent ça. Ils sentent cette force.

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